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Le lendemain matin, Salim l’attendait devant le collège en faisant les cent pas.
— Je suis passé rue de la Plaine, lui annonça-t-il, il y a bien une famille Boulanger au 26.
Camille laissa échapper un cri de joie.
— Génial ! On y va ce soir après les cours ?
— D’accord. Tu vois, ça n’a pas été trop compliqué de le retrouver.
— C’est vrai. Reste que j’ai le trac. Il ignore peut-être que les Boulanger ne sont pas ses vrais parents. Il risque de tiquer si je lui annonce que je suis sa sœur.
— Ça, ma vieille, il n’y a qu’un moyen de le savoir.
Leur journée de classe fut interminable. Camille n’avait qu’une hâte, que la sonnerie les libère et, à dix-sept heures, ils furent parmi les premiers à quitter le collège.
À leur grande surprise, l’inspecteur Franchina les attendait à la sortie.
— Bonjour les jeunes. J’étais dans le coin et j’ai eu l’idée de passer pour prendre des nouvelles. Comment allez-vous ?
— Ça va, répondit Camille.
Le policier eut un sourire un peu gêné.
— Ton père n’a pas eu l’air très heureux de te revoir. Ça a dû te faire de la peine.
— Bof, vous savez, j’ai l’habitude, il n’est pas du genre à étaler ses sentiments.
— Tout de même… On aurait pu s’attendre à un peu plus de gentillesse. J’avoue que son attitude m’a étonné.
Camille le dévisagea.
— Vous soupçonnez mon père d’avoir un rapport avec notre enlèvement ?
Le policier rougit légèrement et prit la parole trop vite, sur un ton mal assuré.
— Pas du tout ! Pourquoi voudrais-tu que je le suspecte ?
— Je ne veux rien, mais si vous désirez qu’on ne devine pas vos pensées, il faudrait mieux les dissimuler.
L’inspecteur haussa les épaules et, après un bref salut, se dirigea vers sa voiture.
— Waouh ! s’exclama Salim, tu as dû perdre un boulon pendant nos aventures ! Qu’est-ce qui t’a pris de lui parler comme ça ? Tu n’as même pas été polie !
Camille soupira.
— N’exagère pas. Son enquête patine, il a besoin de suspects et il est évident qu’il trouve louche le comportement de mon père. Mais comme nous sommes des collégiens, il n’a pas pris la peine de masquer ses soupçons et ça m’énerve. Si je lui ai parlé sur ce ton, c’est que nous avons d’autres choses à faire qu’à discuter des raisons d’un enlèvement qui n’a pas eu lieu. Tu viens ?
Les deux amis partirent vers le centre-ville et gagnèrent la rue de la Plaine.
Le 26 était un ancien hôtel particulier, bien restauré, avec des barreaux de fer forgé aux fenêtres du rez-de-chaussée. La porte d’entrée, en bois sombre, dominait le trottoir de quelques marches.
Salim resta en arrière, tandis que Camille, après une légère hésitation, appuyait sur le bouton de la sonnette.
Bientôt, des pas retentirent et la porte s’ouvrit sur une femme âgée d’une cinquantaine d’années. Elle eut un mouvement de recul nettement perceptible en découvrant Camille, mais se reprit très vite et lui offrit un sourire avenant.
— Oui ? dit-elle.
— Bonjour madame, commença Camille, est-ce que je pourrais parler à Mathieu ?
La femme prit un air étonné.
— Mathieu ? Mais il n’est pas là.
— Ah…
— Que lui veux-tu, à Mathieu ?
Camille se jeta à l’eau.
— J’ai entendu parler de lui au collège et…
Mme Boulanger l’arrêta d’un geste aimable.
— Toujours ces histoires de dessin, je suppose. C’est vrai qu’il est très doué, mais tu devras te trouver un autre professeur si c’est bien ce que tu cherches. Mathieu vit à Paris depuis deux ans. Il a intégré les Beaux-Arts et nous ne le voyons que pendant les vacances.
Camille eut envie de hurler, mais elle réussit à se contenir. Elle remercia Mme Boulanger qui lui adressa un signe de la main avant de refermer sa porte.
En essayant de calmer les battements de son cœur, Camille s’avança vers Salim qui s’était discrètement reculé de quelques pas lorsque Mme Boulanger était apparue. Il écouta toute l’histoire.
— Calme-toi, ma vieille ! s’exclama-t-il en voyant son visage bouleversé. Paris, ce n’est pas le bout du monde. Tu vas tranquillement retourner chez toi. Demain nous chercherons une solution à ce problème. Cela aurait été étonnant qu’on réussisse en deux jours, je dirais même frustrant. Tu ne crois pas ?
— Tu as sans doute raison, admit-elle, mais je ne peux pas m’empêcher d’être déçue.
Salim leva les yeux au ciel.
— Ah ces génies, il leur faut tout, tout de suite ! As-tu réfléchi à ce que nous ferons une fois qu’on aura trouvé ton frère ?
— …
— Tu vois ! Moi je te le dis, on va s’ennuyer ! Ne sois donc pas pressée de finir ton travail, d’accord ?
Salim avait un don certain pour dédramatiser une situation. Quand elle le quitta, Camille était rassérénée.
Une fois arrivée chez elle, elle se serait volontiers blottie dans un fauteuil devant un bon film, mais Mme Duciel lui rappela qu’elle était punie et qu’à son souvenir personne n’avait levé la sanction. Camille renonça à s’expliquer et se retira jusqu’au dîner dans la bibliothèque.
Le repas fut aussi plaisant que d’habitude et, lorsqu’il prit fin dans un silence pesant, elle se demanda si elle serait encore capable de supporter cette atmosphère pendant toutes les années qui lui restaient à vivre avec les Duciel.
Elle regagna sa chambre en invoquant des révisions et s’allongea sur son lit. L’urgence de la situation en Gwendalavir excluait qu’elle attende l’hypothétique retour de son frère pour les vacances, mais elle ne connaissait pas Paris et s’inquiétait à l’idée de devoir s’y rendre.
Un grattement sur le parquet la tira de ses réflexions. Elle pencha la tête et bondit de surprise.
Un curieux animal, à peine plus gros qu’une souris, était assis au milieu de sa chambre et se frottait le museau avec ses pattes avant. Il avait une fourrure gris pâle qui semblait très douce, une queue en panache et des oreilles pointues.
Au bruit que fit Camille en se penchant, la bestiole inclina la tête sur le côté et braqua sur elle des yeux noirs immenses, presque démesurés par rapport à sa taille. Elle trottina vers le lit et escalada la couette qui pendait jusqu’au sol. Camille tendit la main très doucement et, du bout des doigts, effleura la fourrure grise. Le petit animal émit un curieux ronflement. La souris, sauf que ce n’était pas une souris, ronronnait comme un chat !
— D’où viens-tu, toi ? murmura-t-elle en la caressant.
La bestiole se figea, la regarda de nouveau droit dans les yeux, puis se dégagea de la main qui la cajolait.
Camille, sous le charme, la vit grimper sur son bras, longer son épaule et venir se blottir contre son cou, tout près de son oreille. Elle se sentit heureuse, comme si l’animal dégageait des ondes familières.
Ce ne fut donc pas la naissance du dessin qui la surprit, mais le fait que ce n’était pas la bestiole qui le créait. Elle l’avait « transporté » et le laissait maintenant basculer dans la réalité. Ce fut d’abord une création informe, presque une sensation, qui lui rappela son contact mental avec Éléa Ril’ Morienval. Puis, comme pour lui donner raison, le dessin devint une myriade de mots qui s’agencèrent directement dans son esprit. Camille ne put retenir un léger cri. La voix de maître Duom s’éleva alors et elle fut absolument attentive.
— Ewilan, bonjour ou bonsoir, puisque j’ignore quelle heure il peut être dans ton monde. J’espère que le chuchoteur ne t’a pas trouvée à un moment trop dérangeant pour toi. Il avait pour mission de ne t’approcher que si tu étais seule, mais ces animaux sont parfois distraits.
Comme tu peux le constater, les marcheurs ne sont pas les seuls à pouvoir faire le grand pas. Je pense que tu auras préféré que je t’envoie un chuchoteur plutôt qu’une de ces araignées répugnantes.
Trêve de plaisanterie, j’ai plusieurs nouvelles à t’annoncer. Deux en fait.
La première est bonne. Ellana est sauve. Les rêveurs d’Ondiane ont accompli des prouesses. Ils marient à la perfection une excellente connaissance du corps humain et une pratique mystérieuse d’un art dérivé du Dessin. Je crois que personne d’autre qu’eux n’aurait pu la sauver. Elle a repris connaissance ce matin et se rétablit à vue d’œil. Elle a reconnu son appartenance à la guilde des marchombres et a été soulagée que cela ne nous choque pas. Elle a prêté un serment de dette à Edwin. Sache que les marchombres ont un sens de l’honneur très développé ; Ellana ne se considérera comme libre qu’après lui avoir sauvé la vie trois fois. Tu connais Edwin comme moi, elle risque d’être liée pour un moment…
La deuxième nouvelle est plus sombre. Avec l’aide des rêveurs, j’ai un peu sondé l’Imagination. Ceux d’Ondiane empruntent des Spires qui leur sont propres et que les Ts’liches ne connaissent pas. Nous venons d’assister au départ d’un mercenaire du Chaos. J’ignorais que leurs dessinateurs pouvaient faire le grand pas, mais l’un d’eux vient de quitter notre monde.
J’ai peur de deviner sa destination…
Si ce que j’imagine s’avère exact, tu cours un très grave danger. Les Ts’liches ont évalué à sa juste valeur le péril que tu représentes pour eux et vont tout mettre en œuvre pour te faire disparaître. Tu es devenue la cible de cette race maléfique !
Un mercenaire, surtout du niveau de celui qui est en route vers toi, n’aura aucune difficulté à se fondre dans ton monde. Le pire serait qu’ils aient envoyé un Mentaï, un maître assassin en quelque sorte. Ses pouvoirs sont immenses, autrement plus redoutables que ceux d’un marcheur et, s’il s’avère qu’il maîtrise vraiment le grand pas, la situation est dramatique.
Sois constamment sur tes gardes. Le danger peut provenir de partout. Si tu en as la possibilité et si ta mission le permet, déplace-toi continuellement. Il sait où tu es apparue, mais si tu ne dessines pas et si tu tiens ton esprit à l’écart de l’Imagination, il aura du mal à te localiser avec précision.
Garde le chuchoteur s’il est d’accord. Tu ne pourras toutefois pas l’utiliser pour me répondre, car leur faire transporter des messages exige une longue pratique.
Nous comptons tous sur toi, Ewilan.
N’oublie jamais le sang qui coule dans tes veines.
Les mots s’estompèrent lentement dans l’esprit de Camille et le chuchoteur reprit son ronronnement. Elle le caressa distraitement du bout des doigts.
La situation prenait un tour désagréable. Maître Duom avait tenté de l’avertir sans trop l’inquiéter, mais elle n’était pas dupe. Un mercenaire du Chaos avait déjà essayé de la tuer et seul le sacrifice d’Ellana lui avait sauvé la vie. Si un Mentaï était un super mercenaire, elle n’avait aucune chance dans un affrontement direct, et personne ici ne pourrait lui venir en aide… Elle se sentit soudain fragile et vulnérable. Il lui tardait d’être au lendemain pour retrouver Salim.
Dans le jardin, Sultan et Gengis se mirent à aboyer sauvagement.